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La maison aux personnages se présente comme un livre ouvert, auquel chacun peut donner le sens qu’il désire. À travers des narrations individuelles, elle est une réflexion universelle sur la condition humaine.
L’architecture de La maison aux personnages a été envisagée par les artistes Ilya et Emilia Kabakov d’une manière semblable aux bâtiments en pierre qui l’entourent, entre l’échoppe bordelaise et la maison de quartier. Mais elle n’est pas une maison comme les autres. Chaque jour, son jardin est traversé par le tramway et ses milliers de voyageurs. Encerclée d’arbres et de buissons, elle est implantée au cœur d’un square, un îlot singulier qui attire la curiosité. Sa spécificité réside véritablement dans la vie de chacun de ses locataires. Conçue comme un petit musée dans le paysage urbain, elle suscite l’intérêt et l’étonnement.
Une réflexion universelle sur la condition humaine
Depuis l’extérieur, il est possible d’observer à travers les fenêtres, les différentes pièces que La maison aux personnages abrite. Il s’agit de sept installations, toutes empreintes d’onirisme et de poésie. En regardant de plus près, le spectateur y découvre les étranges occupations de chacun des sept locataires, ainsi que leur mode de vie. Des textes placardés sur la façade permettent de s’introduire dans leur histoire personnelle et de comprendre qui ils sont. À leur manière, ils vivent tous une passion intarissable qui égaie leur solitude. Il y a parmi eux le petit homme, celui qui ne jette jamais rien, et dont la vie est faite d’objets de récupération en tout genre. Un deuxième raconte sa soif d’inventions, sa fascination pour l’univers cosmique, tandis qu’un autre encore cherche à vivre les destins aventuriers de héros qu’il s’est lui-même créés.
Isolée de son environnement, l'œuvre développe une approche narrative et imaginaire de la réalité. Elle évoque des passions incroyables, quelque part entre le rêve et la folie. Telle une invitation au repos et à la contemplation, elle encourage les spectateurs à puiser au fond d’eux-mêmes des sentiments peut-être oubliés, en résonance avec les vies extraordinaires de ces personnages atypiques et touchants à la fois.
Ilya et Emilia Kabakov sont nés respectivement en 1933 et 1945 à Dnepropetrovsk, en Ukraine. Ils travaillent en couple depuis 1988. Ils vivent à Long Island, à New York.
Ilya a démarré sa carrière en tant qu’illustrateur officiel de livres pour enfants comme «membre candidat» de l’union des artistes soviétiques. Il a rapidement développé à côté de sa profession une carrière personnelle officieuse. Son œuvre fut fortement marquée par le régime autoritaire communiste et la censure qui pesait sur la création contemporaine. Avant de rencontrer sa femme, il a d’abord participé à des groupes d’artistes conceptuels puis s’est engagé dans des directions jugées trop novatrices par les autorités russes, devenant une personnalité importante de l’avant-garde moscovite. Avec Emilia, il a réalisé près de 155 installations qui rappellent l’échec de l’idéal socialiste tout en gardant en perspective l’idée d’universalisation. Reconnus comme les artistes russes les plus importants de la fin du XXe siècle, leur travail traite autant des conditions de vie dans la Russie post-stalinienne que de la condition humaine dans le monde.
La France est l'un des pays qui compte le plus d'installations des Kabakov dans ses collections publiques. En 2014, le couple était l'invité de Monumenta au Grand Palais à Paris.
Grandir en URSS
Ilya Jossifovich Kabakov est né le 30 septembre 1933, à Dniepropetrovsk, en Union Soviétique.
Durant la seconde guerre mondiale, son père meurt au front. Ilya Kabakov et sa mère sont alors obligés de partir pour l’Ouzbékistan. A Samarkand, il est admis dans une école où il commence à étudier les arts plastiques et poursuit cet enseignement tout au long de sa scolarité. A 18 ans, il intègre la très officielle école des Beaux-Arts de Moscou, d’où il sort diplômé en 1957. Ilya Kabakov débute sa carrière en tant qu’illustrateur de livres pour enfants, notamment aux éditions Detskaya Literatura et Malysh ainsi que pour les revues Murzilka et Veseye Kartinki. Le premier livre qu’il publie est L’encrier vert. Ce travail d’illustrateur sera sa première source de revenu jusqu’à la fin des années 1980.
Au cours de ces années, il commence aussi à dessiner « pour lui-même », dans un style qui s’apparente à l'expressionnisme abstrait. Il tisse des liens très étroits avec certains de ses camarades, notamment avec Erik Bulatov et Oleg Vasiliev. Il fait aussi la connaissance de l’artiste Robert Falke, un moderniste pré-révolutionnaire de l’ancienne génération, qui a travaillé dans un style appelé le Cézannisme-Cubisme, bien loin de l’art officiel admis en URSS. Comme lui, Ilya Kabakov s’essaie à la peinture d’après nature et prend conscience qu’un artiste a la possibilité de travailler librement et indépendamment. Il s’écarte peu à peu des règles imposées par une bureaucratie des arts qui ne jure que par le Réalisme socialiste lancé sous Staline. Cette dichotomie entre travail officiel et travail officieux obsèdera Ilya Kabakov tout au long de sa carrière.
La découverte de l’Ouest
En 1960, il fait son premier voyage hors de l’URSS et se rend en Allemagne de l’Est où il ressent une atmosphère culturelle différente, plus proche de l’Occident. Il commence à étudier l’allemand et réoriente son travail artistique, qui devient alors plus expérimental. La politique soviétique est de plus en plus rigide et il est difficile pour les artistes d’exposer. Le lieu de refuge de cette nouvelle génération sort des circuits officiels et devient l’appartement de Ulo Sooster.
C’est à cette époque qu’émergent les thèmes les plus importants de l’œuvre d’Ilya Kabakov, notamment autour de la mouche, qu’il utilisera en deux symboles apparemment différents : celui des vies humaines et celui des ordures.
Lorsqu’il peint La Mouche Reine en 1965, il réunit deux styles opposés de représentation. La première mouche se trouve au centre du tableau, dessinée de manière schématique, très ornementale, voire idéalisée : une approche subjective de l’insecte. La seconde est le résultat d’une observation plus objective. Placée dans un coin, en bas à gauche, la mouche apparaît sous une forme réaliste et naturelle, presque scientifique.
Ilya Kabakov explore ainsi la puissance manipulatrice de l’artiste qui, à travers son mode de représentation, peut décider de l’importance donnée à un objet, de son caractère sacré ou non.
Comme d’autres artistes de son temps, Ilya Kabakov éprouve le besoin de montrer au monde que l’URSS possède une diversité culturelle bien plus vaste que celle montrée par l’Etat. En 1965, l’écrivain Antonelli Trombadore, organise en Italie une exposition avant-gardiste sur des artistes russes. Ilya Kabakov prête ses dessins intitulés Série des douches, qui représentent un homme sous une douche, mais l’eau ne coule pas. A travers cette image simple, Ilya Kabakov exprime l’idée universelle de l’individu qui attend toujours, sans jamais recevoir. Mais l’œuvre est mal comprise, interprétée alors comme une attaque à la culture soviétique et à son manque de récompense matérielle. Cette mauvaise lecture empêche Ilya Kabakov d’exercer son métier d’illustrateur, et pendant quatre ans, il est contraint d’utiliser un pseudonyme.
L’avant-garde moscovite
Il devient ensuite membre de l'Union des artistes d'URSS et rejoint d'autres artistes dans un atelier commun : le groupe du Boulevard de Sretensky, à Moscou. Ensemble, ils échangent leurs idées et points de vue sur l’art non-officiel. Conformiste par stratégie de survie, tout comme ses amis, Ilya Kabakov déclare lui-même avoir fait en art ce que l’on attendait de lui. La réalité soviétique, il ne l’acceptait qu’en surface, pour avoir le droit de continuer à créer. Il s’engage alors dans des directions bientôt jugées trop novatrices par les autorités russes et devient une personnalité importante de l’avant-garde moscovite. A travers cette culture non-officielle, il s’amuse à provoquer le régime qu’il avait pourtant servi jusqu’à présent.
L’inspiration, il la trouve dans son entourage immédiat, avec toujours cette volonté de montrer la médiocrité du monde soviétique dans lequel il vit. En utilisant son talent d’illustrateur, il crée un instrument visuel de « contre-propagande ». Ilya Kabakov a souvent dû employer des moyens rusés, parfois même absurdes, dans le but d’échapper à la censure.
La fascination du vide
S’éloignant de ses dessins autrefois modestes, il décide ensuite de se consacrer à des projets relativement plus grands. Il commence par une série de grandes peintures blanches avec lesquelles il met en avant la forme plate de la surface. D’une blancheur intacte, elles sont tout juste interrompues par d’infimes détails comme le célèbre Pipe, Bâton, Balle et Mouche, datant de 1966.
Sa réflexion sur le vide l’amène à s’intéresser particulièrement aux notions de l’effacement et du dépassement. Son travail prend un nouveau tournant lorsqu’il réalise Les Séries russes en 1969. L’œuvre se compose de trois peintures, chacune recouverte d’un monochrome brun arénacé. Cette couleur, il la renvoie à celle de la terre qui soutient les pieds du peuple de l’URSS, évoquant par là un sentiment de désespoir inévitable. L'idéologie politique est absente, Ilya Kabakov ne veut transmettre aucun message. L’œuvre, dans toute son ambiguïté, est une représentation de l’infini et du vide à la fois. Seules les couleurs impersonnelles dominent, elles recouvrent les textes et les objets qui ne deviennent alors plus que des détails. Bientôt maître dans l’art du détournement des images et de la contrebande sémantique, Ilya Kabakov présente Les Séries russes comme une ébauche de ce futur travail, mêlant le texte aux images.
L’introduction d’éléments textuels dans l’image va le conduire rapidement vers le Conceptualisme.
Plutôt qu’être anti-Soviétique et pro-Occidental, certains artistes à cette époque choisissent la voie de la neutralité, qui leur permet d'analyser le gouffre installé entre les deux idéologies. Ce nouveau point de vue conduit à la formation d’un groupe d’artistes, celui des Moscow Circle of Conceptualists, qui se réunissent pour discuter des principes de leur art et débattre quant à l’organisation du mouvement lui-même. Il comprend des artistes tels que Eric Bulatov, Pavel Pepperstein, Icvan Chuikov, ainsi que des écrivains comme Boris Groys, Lev Rubinstein ou encore Vladimir Sorokin.
Décrire l’humanité
Entre 1970 et 1974, Ilya Kabakov travaille sur ses premiers albums fictifs : la série des Dix personnages, qui sera la base de certaines de ses installations futures. L’histoire présente un homme qui essaie d’écrire son autobiographie. Mais il se rend compte que rien ne lui est jamais arrivé, sa vie étant rythmée d’impressions sur des personnes, des endroits, des objets. L’idée lui vient de créer dix caractères différents pour expliquer sa propre perception du monde. Chaque album, composé d’un texte et d’une illustration, présente l’un de ces dix caractères, le premier étant intitulé « Le vol Komarov ».
Le travail d’Ilya Kabakov, en tant qu’illustrateur de livres pour enfants, représente une force dans son travail « officieux ». L’aspect fantaisiste et enfantin de ses albums cache en réalité quelque chose de plus profond. Aucun de ces travaux n’a été réalisé dans une volonté didactique ou dans le but de faire passer un message politique. Ilya Kabakov insiste toujours sur l’importance de donner au spectateur la liberté d’agir face à une œuvre et de l’interpréter à sa manière. Il laisse d’ailleurs à la fin de ses albums une page blanche, comme s’ils étaient inachevés ; une manière d’inviter le lecteur à écrire. Jusqu’en 1976, il réalisera cinquante cinq albums au total, dont huit sont aujourd'hui édités.
Ilya Kabakov poursuit toujours son étude du vide, à travers une série de peintures blanches, dont le triptyque En marge, qui date de 1974. L’œuvre se présente sous forme de trois tableaux de dimensions égales et sur un fond blanc uniforme. Chacun possède une bordure peinte en guise de cadre.
Sur la première toile apparaît une frise de petits personnages transportant des paniers et des sacs sur le dos. Cette procession, mise en valeur par des tons légers, presque transparents, rappelle des images oniriques. Marchant dans le même sens, les uns après les autres, ils entourent la toile de la même manière que les anges accompagnent le monde : avec douceur et bienveillance.
La deuxième toile est déjà moins douce. Les personnages sont plus nombreux et avancent dans des directions différentes. C’est un peu comme si elle avait été superposée avec la première toile. Les couleurs sont ici moins pâles, et les tons accentués donnent un effet plus naturel.
La composition de la troisième toile est identique, mais elle présente cette fois une foule sombre de personnages, formant un cadre solide autour du carré blanc central. Tous s’entrecroisent, ne se prêtant aucune attention.
Il semblerait qu’Ilya Kabakov exprime à travers ce triptyque sa propre vision du monde, de son évolution. Il représente l’image de l’homme qui porte en lui un fardeau, ici symbolisé par des sacs. L’humanité est peinte dans une croissance continuelle, qu’il relie aux thèmes de la surabondance et de l’accumulation permanentes. À la fin, il n’est même plus possible de discerner un brin de nature, c’est l’humanité qui l’étouffe.
Le quotidien soviétique
A la fin des années 1970, Ilya Kabakov lance l’idée de l’« Expo-Art » comme une solution à la quasi-impossibilité d’exposer en URSS. Il s’agit d’expositions fictives, sur des panneaux dépliés en accordéon, un concept qu’il réutilisera dans plusieurs de ses installations.
Sous l’impulsion de deux artistes russes, Vitaly Komar et Alexandre Melamid, un nouveau courant apparaît simultanément : le Sots Art. Dénommé ainsi par analogie avec le Pop Art, il représente l’art détourné du socialisme, à la fois contestataire et anti-conformiste. Le mouvement s’approprie les images et slogans de la propagande soviétique pour la rendre grotesque. A son tour, Ilya Kabakov manipule la rhétorique illustrée du Réalisme socialiste pour la transformer en une parodie de l’interdiction omniprésente.
Il s’amuse à tourner en dérision les stéréotypes et clichés de la culture officielle et compose une cinquantaine de peintures murales dans le style du Sots Art, dont Prochaine station : Tarakanovo (1979), La chambre de luxe (1981), La Gastronomie (1981)… La plus célèbre demeure sans doute Admise !. Ilya Kabakov l’a copiée d’un livre qui présentait des œuvres du Réalisme socialiste. Le tableau représente une scène d’épuration du Parti, pratique courante dans les années 1930. D’après lui, ce genre de reproduction donne une image très significative de la vie en URSS. Admise ! est le symbole du manque de liberté, de cette tension constante et de la paranoïa démesurée du régime soviétique. A travers cette œuvre, Ilya Kabakov tente d’explorer les limites du Réalisme socialiste : une méthode artistique au seul service d’une idéologie dirigeante.
Dans la continuité, il réalise une série de tableaux « à la manière JEK » (sigle de l’organisme chargé de la gestion des immeubles en Union Soviétique). Tout est irrégulier et de travers : du travail mal fait, à l’image du cadre urbain en URSS. Ilya Kabakov parodie aussi les annonces de service public, les calendriers et bulletins d’information installés dans les appartements communautaires, tout ce qui définit la vie quotidienne. Ses œuvres se présentent sous forme de grands panneaux à textes, comme des emplois du temps : Dimanche après-midi ; Pour la propreté ; Sobakin.
Cette évocation des appartements communautaires, avec leur atmosphère de surveillance permanente, le sentiment d’étouffement et le bruit qui s’en échappent, est restée un élément crucial dans l’œuvre d’Ilya Kabakov. Les questions de la vie en communauté se répandent dans son travail et s’y installent avec ténacité. La plus saisissante de ses immersions dans le banal est La série des cuisines, datant de 1982. Sur un fond vert uniforme, auquel s’ajoutent des textes, Ilya Kabakov présente des objets de la vie quotidienne, à la manière d’une d’enquête : A qui est cette tasse ? ; A qui est cette bouilloire ? ; A qui est cet ouvre-boîte ? Il joue sur la simple apparence de ces objets, en détournant leur fonction première. Epinglés sur la toile, ils prennent alors un aspect important, presque mondain. Mais peu importe à qui ils appartiennent. Transformés en œuvres d’art, ces quelques articles suffisent à remettre en question la définition même de l’art, et donc celle du musée.
Déchet, culture et ambiguïté
Dans un système où le jugement artistique est conditionné par une idéologie forte, Ilya Kabakov s’interroge sur la valeur réelle de la culture. Et au début des années 1980, il commence à cultiver une esthétique nouvelle, organisée autour de la notion du déchet : ce qui est gaspillé, ce qui est sous-évalué, négligé et indésirable. Il récupère et montre à voir tout ce que la société rejette.
Il donne alors naissance au petit homme, un personnage qui ne jette jamais rien. Refusant de se débarrasser du « déchet » qui constitue l’histoire de sa propre existence, il remplit des caisses de papiers, de notes et d’ordures. Ces installations, accompagnées de commentaires écrits, présentent sa collection de déchets comme le roman de sa vie. Ilya Kabakov n’hésite pas à mettre en lumière le petit homme dans sa grandeur vacillante, à travers espérance, persévérance et folie.
En 1983, il crée l’exposition fictive La mouche avec des ailes pour le Musée Pouchkine, à Moscou : 132 pages de texte qui se réfèrent à un simple dessin de mouche. Le message est ambigu, laissant place à des interprétations en tout genre. Le musée juge alors ce travail artistiquement méprisable et refuse de le présenter. Il sera exposé pour la première fois en 1990 à la Orchard Gallery de Londonderry (Royaume-Uni), puis en 1991 au Kunstverein d’Hanovre (Allemagne).
Ilya Kabakov poursuit le thème de l’« Expo-Art » et réutilise le concept des panneaux dépliants, à travers notamment Les paravents intellectuels, des manuels d’enseignement thérapeutique destinés aux cliniques psychiatriques. Son œuvre se développe ensuite autour du principe de l’installation totale, qui lui permet en quelque sorte de réinventer l’univers. L’espace d’exposition est entièrement recréé par l’artiste, et le spectateur, étant arraché à son état habituel, se retrouve alors transporté dans un monde particulier.
Le temps de la reconnaissance
Ilya Kabakov commence à se faire connaître en Europe. Des œuvres comme Les seize cordes, Le bateau, La rivière souterraine dorée, L’homme qui s’est envolé dans l’espace voyagent dans tout l’Occident : Berne, Marseille, Paris, Düsseldorf, Venise puis New York. Pourtant, ce n’est qu’en 1987 qu’Ilya Kabakov migre vers l’Ouest, lorsqu’il reçoit une bourse du Kunstverein de Graz, en Autriche. Installé en résidence d’artiste, il crée l’installation Avant le dîner et pose la question de l’objet culturel en soi : sa valeur ne peut-elle se révéler qu’au sein d’un musée ou d’une galerie ?
En 1988, peu de temps après la mort de sa mère, Ilya Kabakov expose à la galerie Ronald Fedman, à New York sa première installation totale : Les dix personnages, commencée depuis 1981 avec des éléments comme L’homme qui s’est envolé dans l’espace ou Le petit homme, celui qui ne jetait jamais rien. Cette installation, qui reste centrale dans son œuvre, comprend onze pièces, une pour chaque personnage, avec en plus celle du locataire qui a déménagé. L’atmosphère est semblable à celle d’un appartement communautaire.
La même année, il reçoit une bourse du Ministère Français de la Culture qui lui offre un atelier à la Cité des Arts à Paris. Après avoir reçu un prix à la Biennale de Venise pour son installation Avant le dîner, il expose au Centre Georges Pompidou L’homme qui s’est envolé dans l’espace. La pièce a l’aspect d’un amoncellement de débris, il est impossible d’y pénétrer. De larges fentes permettent cependant de voir ce qu’il se passe à l’intérieur. Les murs sont recouverts de haut en bas par des affiches politiques et industrielles ainsi que par des feuilles de calculs, des dessins de trajectoire…
Mais le plus étonnant est la catapulte : une vieille chaise, fixée par des élastiques et des ressorts aux quatre coins de la pièce. Le sol est jonché de plâtre et de vaisselle brisée, tandis que le plafond, troué suite à l’envolée du locataire, laisse passer une lumière éclatante. La scène stigmatise avec poésie les efforts fictionnels d’un homme qui a voulu fuir sa condition.
Les textes figurant dans l’installation évoquent un aspect de l’histoire du peuple russe, qui a rêvé depuis des siècles de voler et de peupler l’espace. L’homme qui s’est envolé dans l’espace est une référence à des projets fous, ceux entre autres de Fiodorov et Tsiolkovski, qui avaient développé l’idée que l’univers est propice à la vie humaine.
La rencontre avec Emilia
De 1989 à 1990, Ilya Kabakov s’installe à Berlin après avoir reçu une bourse d’étude et de recherche du DAAD (Deutscher Akademischer Austausch Dienst). C’est à cette époque qu’il rencontre Emilia Kanevsky, qui deviendra sa femme en 1992.
Née le 3 décembre 1945, elle aussi est originaire de Dniepropetrovsk, en URSS. Dès l’âge de sept ans, elle a appris la musique dans des écoles, à Moscou, à Irkoutsk, ainsi qu’à Dniepropetrovsk. Entre 1969 et 1972, elle étudie les lettres à l’Université de Moscou, s’intéressant plus particulièrement à la langue espagnole et à sa littérature. Emilia Kanevsky émigre de l’URSS en 1973 et s’installe en Israël. Deux ans plus tard, elle travaille en tant que commissaire d’exposition, conservatrice et marchande d’art à New York.
Cette rencontre avec Emilia Kanevsky va bouleverser la vie et l’œuvre de Ilya Kabakov.
Pendant un an, il travaille à Mittainville, dans la galerie de Dina Vierny, qui était autrefois la muse d’Aristide Maillol. Il réalise Le Wagon Rouge, une installation qui rassemble les trois phases essentielles de son œuvre, mêlant l’officieux à l’officiel : l’avant-garde, le Réalisme socialiste, et le Conceptualisme des années 1970-1980. L’installation, tout en longueur, est accompagnée d’une musique de Vladimir Tarasov, reprenant des chansons socialistes de la période d’entre guerres. Elle repose sur une sorte d’échelle qui figure une voie vers les hauteurs, une progression vers le cosmos. Derrière, il y a le wagon, une construction modeste en bois, recouverte de peinture rouge. A la place des fenêtres est accrochée une série de tableaux, dans le style du Réalisme socialiste. L’intérieur du wagon est sombre, agrémenté cependant de gradins qui invitent le visiteur à s’asseoir un instant, face à une large scène. Le spectateur attend, mais rien ne se passe. Au-delà de la patience, c’est le sentiment d’attente qui surgit, pénible et incertain.
Le visiteur finit par sortir du wagon et découvre le petit perron à l’arrière, qu’il descend en se tenant à la rampe car presque toutes les marches sont cassées. Ici règne un chaos terrible, un désordre indescriptible fait d’amas de détritus.
Le Wagon Rouge résume l’Histoire de la Russie au XXe siècle, depuis la grandeur du peuple soviétique, jusqu’à son écroulement. L’œuvre est exposée pour la première fois au Stadlische Kunsthalle, à Düsseldorf en 1991. Depuis, le Musée de Wiesbaden l’a acquise comme installation permanente.
En 1992, il crée par ailleurs les costumes et les décors de l’opéra La vie avec un idiot de Alfred Schnittke, présenté au Netherland Opera à Amsterdam. Pendant un an, il enseigne également l’art à la Kunstakademie de Francfort.
Théoricien de l’art
Les années suivantes, Ilya Kabakov consacre son œuvre au concept de l’installation totale. Il désire montrer au monde occidental un aperçu de la vie quotidienne en Russie, ancrée dans une tradition bien plus ancienne que la culture soviétique. Une de ses œuvres les plus célèbres est La cuisine communautaire, commencée en 1991. Conçu au départ pour le stand de Dina Vierny à la FIAC, le projet sera par la suite agrémenté de nouveaux éléments, documents et matériaux pour aboutir à une installation finale : 52 entretiens dans la cuisine communautaire.
L’œuvre se compose de dialogues et de photographies en noir et blanc. Au total, il y a 52 entretiens, qui ont tous pour point de départ le commentaire d’une œuvre réalisée par Ilya Kabakov entre 1970 et 1980. Une longue table de lecture se situe au centre de la salle. L’installation baigne dans une semi pénombre, faiblement éclairée par la lumière provenant des vitrines et des quelques ampoules suspendues au-dessus de la table.
Nous partons d’ici pour toujours, réalisé la même année, met en scène un orphelinat, fermant ses portes à tout jamais. Les enfants se retrouvent en bas, dans la cour, les textes racontent leurs conversations. L’installation présente un moment symbolique, le moment où chacun se retrouve témoin des dernières minutes que les âmes passent ici-bas, avant de partir, de quitter ce monde pour toujours. Les textes, petits mots et lettres émouvantes, illustrent des attitudes différentes face à la confrontation du départ. Certains se rappellent leur passé en le déplorant, d’autres sont inquiets, ils redoutent l’inconnu qui les attend.
En 1992, Ilya et Emilia Kabakov quittent l’Europe et s’installent définitivement à New York. Ils travaillent ensemble sur de nombreuses installations, leur collaboration est complète. Emilia intervient à différents niveaux : traductrice, organisatrice et parfois même initiatrice d’idées, elle accompagne Ilya Kabakov tout au long de ses créations. En 1993, peu après la chute du mur de Berlin, il est choisi pour représenter le pavillon soviétique à la Biennale de Venise, et reçoit le grand prix Joseph Beuys.
En 2000, il a déjà réalisé plus de 160 installations, présentées dans une trentaine de pays. L’Université de Berne lui décerne alors le titre de Docteur en philosophie et le nomme Théoricien de l’installation totale.
Œuvrer pour l’universel
Plus de 40 musées et fondations à travers le monde possèdent une installation permanente d’Ilya Kabakov. En France, il s’agit entre autres du Centre Georges Pompidou, du Musée Maillol à Paris, du Musée d’Art Contemporain de Lyon… bien peu comparé à l’Allemagne, la Suisse, les Pays-Bas ou les Etats-Unis.
Les installations d’Ilya Kabakov sont de véritables témoignages d’un projet et d’une société socialistes ayant échoué. Ses œuvres servent d’histoires et de biographies fictives, démontrant les caractéristiques communes à chaque humain.
L’installation intitulée C’est ici que nous vivons, conçue pour le Centre Georges Pompidou en 1995, est sans doute la plus importante qu’il ait jamais réalisé. Elle représente le chantier d’un énorme bâtiment, probablement celui d’un magnifique Palais du futur. Mais le lieu semble déserté, abandonné par ses travailleurs. Faute de moyens ou de volonté, la raison demeure inconnue. Ilya Kabakov s’attache à montrer l’inachevé, le lacunaire, l’incomplet, comme il en est sans doute de toute entreprise humaine. Il pousse le spectateur à se libérer d’un asservissement déjà toléré, en l’incitant à réfléchir sur sa condition d’homme.
L’œuvre de Ilya Kabakov est avant tout humaine : un discours universel.
En 2004, le gouvernement russe a enfin décidé d’honorer le couple Kabakov, en organisant leur première exposition officielle en Russie, au Musée de l’Ermitage à Saint Petersbourg.