« L’art sert à faire rêver. »
Le principe de la commande publique tel qu’il a été revitalisé depuis maintenant une vingtaine d’années, c’est que le ministère de la Culture travaille en coproduction avec des partenaires – notamment des collectivités locales – qui souhaitent passer commande à des artistes. Dans les villes qui se sont récemment dotées d’un tramway, on retrouve la volonté d’accompagner ce très lourd programme d’aménagement urbain par une commande artistique, financée sur le plan budgétaire par les collectivités locales, en l’occurrence Bordeaux Métropole, et par l’État.
Cinq communes sont concernées par la première phase du tramway de Bordeaux, et il nous a été demandé d’intervenir dans chacune d’entre elles. Je voudrais souligner que nous avons travaillé en équipe ; ce n’est pas un Parisien tout seul dans son bureau qui a inventé ce programme, mais il s’agit d’un travail collectif où la participation des acteurs culturels ou amateurs d’art de Bordeaux est très importante. L’équipe a réfléchi à la manière dont le tramway allait transformer la ville et modifier la façon dont les habitants vont y vivre. Ce travail initial, partagé avec les municipalités des communes concernées, a consisté à identifier les sites sur lesquels des œuvres pourraient être implantées. Chaque proposition, chaque projet a fait l’objet de débats.
Rendre compte de l’art d’aujourd’hui
La commande publique de l’État – cofinanceur de ce programme avec Bordeaux Métropole – contient cette volonté d’être à l’écoute de ce que les artistes nous disent. Elle ne se définit pas uniquement en terme de statuaire dans la ville – ce qui n’est pas interdit pour autant, et il y aura à Bordeaux des œuvres de ce type –, mais elle peut concerner toutes sortes d’interventions qui ont pour point commun d’être des créations spécifiques, nouvelles : œuvres textuelles, sonores, sculpturales, etc. Et ces œuvres peuvent également avoir, par leur nature même, des durées de vie très variables.
Nous voulions donc rendre compte du fait que l’art d’aujourd’hui n’est pas du tout figé autour d’un certain mode d’apparition de l’image ou d’une certaine convention de représentation. Nous pensions qu’il serait intéressant que l’usager du tramway puisse considérer que l’art n’est pas une forme figée et définie, mais qu’il s’insère dans la vie, avec des médias différents, à l’image de ce qu’est le contexte urbain.
Le parcours d’une œuvre à l’autre constituera ainsi une sorte d’exposition dans la ville, à la fois de ce que peut être l’art contemporain, mais aussi de ce que peut être une réponse artistique à des situations nouvelles, à des sites urbains requalifiés du fait du passage du tramway. Ces propositions artistiques contribueront, elles aussi, à requalifier l’espace de façon très variée et, je l’espère, stimulante, excitante…
L’art dans la ville
L’espace urbain est le lieu qui accueille parfois des monuments commémoratifs, et notre histoire, hélas, contient des moments très graves que l’on a dû commémorer. Ici, les œuvres ne commémorent rien : il ne s’agit pas de monuments « à l’ancienne ». Les artistes ont plutôt réfléchi au moyen d’insérer dans la ville une déclinaison de leur travail ; ils répondent chacun à sa façon à cet enjeu très difficile qui consiste à ne pas s’adresser exclusivement à un public un peu choisi – celui du musée ou de la galerie – mais au public de la rue. Leurs projets peuvent être surprenants, parfois un peu dérangeants, mais ils ne sont pas du tout agressifs.
Le parcours d’une œuvre à l’autre constituera ainsi une sorte d’exposition dans la ville
L’art sert à faire rêver, et j’espère que certaines de ces œuvres vous ferons un peu rêver ; rêver de différentes manières, aussi bien en vous transportant dans une histoire qu’en vous confrontant à un objet troublant ou drôle ; rêver parfois au prix d’un effort de compréhension nécessaire avant de savoir « de quoi il s’agit »… La proposition artistique doit amener une valeur ajoutée, que nous allons dire « poétique », dans sa capacité à faire réfléchir autrement l’usager, la personne qui vit dans cette communauté. Pour essayer de créer cette dimension d’imaginaire et de poésie, une distanciation par rapport à ce que peut être un lieu de travail, un lieu de vie quotidien, est nécessaire : donner à voir des lieux que l’on connaît très bien, avec un commentaire qui va les déplacer, ou bien faire entendre des dialogues venus d’ailleurs… Toutes ces œuvres seront un peu des surprises et, je l’espère, des bonnes surprises. Il n’y a rien d’agressif, rien de volontairement dérangeant, et, si on est perturbé par certaines d’entre elles, ce sera plutôt parce qu’elles bousculent l’idée que l’on se fait de la place d’une œuvre d’art dans l’espace urbain.
Le « fil rouge » du texte et du récit
Nous voulions donner un ton particulier à cet ensemble d’œuvres, et, très tôt dans nos réflexions, il nous est apparu que, Bordeaux étant une ville où la tradition de l’écrit est très forte, l’on pouvait peut-être créer cette relation entre les différentes propositions artistiques autour du récit, du texte, de l’écrit. Nous avons donc choisi ce « fil rouge », comme lien entre les œuvres. Nous n’en avons pas fait une contrainte absolue. Ce sera plus ou moins vrai selon les projets, mais la plupart des artistes ont tout de même collé d’assez près à notre proposition initiale, chacun à sa manière.
Œuvres sur site et œuvres de réseau
L’un des souhaits de Bordeaux Métropole et des élus des communes concernées, était que les œuvres soient installées à proximité du tracé du tramway. Nous aurons donc des œuvres posées à des endroits précis, des « œuvres sur site », qui vont ponctuer le parcours du tramway. Nous avions également la volonté de refléter la manière dont les artistes se positionnent aujourd’hui par rapport à ce type de demande pour l’espace public et nous souhaitions éviter d’être trop définitifs par des propositions qui feraient référence à une vision passéiste de la sculpture dans la ville. Cela nous a conduits à proposer la notion d’« œuvre de réseau » pour accompagner autrement l’usager, comme par exemple – j’allais dire tout bêtement – prendre un titre de transport qui ne soit pas habituel, ou avoir un plan de réseau autre qu’un document purement fonctionnel, ou un journal, etc.
Les œuvres de réseau sont autant de façons d’intégrer l’art à différents niveaux de la vie de tous les jours, de la disponibilité de chacun : ni agressives, ni obligées, simplement une mise en contact des usagers avec une forme d’intervention artistique quant on attend le tramway, quand on prend son billet, etc. Les œuvres « de réseau » sont liées à l’apparition du réseau lui-même. Elles ont une durée de vie différente selon leur nature. Certaines sont installées physiquement sur la ligne, d’autres sont plus éphémères : elles accompagnent la période de lancement du tram.
Œuvres sur site et œuvres de réseau constituent la proposition globale que les Bordelais et les habitants des villes voisines pourront découvrir à partir du début de l’année 2004. Il y a en effet un décalage dans le temps entre la réalisation des œuvres sur site et la mise en route du tramway : il faudra donc suivre avec une attention cette apparition progressive des œuvres, comme une suite d’événement dans le temps…
« L’art sert à faire rêver » par Alfred Pacquement (Tramway, le livre, pp. 138-143, éd. Arc en rêve centre d’architecture, 2003)